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Société Générale veut verdir le trade finance

Publié le 21/04/2020
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Société Générale veut verdir le trade finance

Société Générale a lancé une démarche structurée de green trade finance, proposée aux clients actifs dans les énergies propres, mais aussi pour ceux qui organisent leur transition d'une activité carbonée vers un business model durable.

Interview de Marie-Laure Gastellu, Deputy Head of Trade Services, et Sebastien Halley des Fontaines, Head of Structured Trade Finance, Société Générale.

Qu'est-ce que le green trade finance ?

Sebastien Halley des Fontaines (S.H.F.) : Il n'existe pas à l'heure actuelle de standards pour le green trade finance, comme il en existe sur les marchés de capitaux, avec les Green Bond Principles publiés par l'ICMA en 2012, ou sur le marché de la dette avec les Green Loan Principles définis par la Loan Market Association en 2018. La démarche mise en œuvre par Société Générale a été de constituer un groupe de travail avec les représentants de notre métier du trade finance et nos collègues environnementalistes qui ont notamment développé l'offre du groupe sur le segment précédemment évoqué des marchés de capitaux et de dette. L'objectif était de travailler ensemble sur un contrat cadre pour une opération de green trade finance et d'en fixer les critères d'éligibilité. Ce cadre s'inspire des deux premiers standards déjà existants pour les produits de marché, mais également d'un certain nombre d'éléments propres à Société Générale compte tenu de son expérience et de son track record avec ses clients.

Nous définissons aujourd'hui une opération de green trade finance, comme l'émission ou la réception d'un instrument de trade finance, notamment garantie de marché ou lettre de crédit, associé à un projet sous-jacent qui répond à un cahier des charges précis. Ce projet doit intervenir dans l'un des quatre grands secteurs industriels retenus et permette de de contribuer à l'avancement des objectifs de développement durable définis par l'ONU[1]. Ces quatre secteurs industriels sont aujourd'hui :

  • l'énergie renouvelable qui regroupe l'industrie éolienne, photovoltaïque, ou hydroélectrique ;
  • le transport propre comme les infrastructures ferroviaires, les trains électriques, les trams, les voitures électriques ou hybrides ;
  • la gestion des déchets :  collecte, traitement, recyclage, transformation des déchets en énergie, cogénération, etc…
  • enfin, la gestion des eaux, qui inclut par exemple la désalinisation, l'assainissement, en interconnexion avec le waste management dans le cadre des projets de ville propres ou de smart city dans des pays émergents mais aussi de l'OCDE.

A ce cahier des charges s'ajoute la création d'indicateurs de suivi pour chaque projet. Ces indicateurs sont bien souvent techniques et définis par projet : par exemple, pour un projet de parc éolien, le volume d'émissions de carbone que permettra de réduire le projet par rapport à une solution carbonée.

Marie-Laure Gastellu : Cette démarche concerne des clients qui sont des « nouveaux entrants », c'est-à-dire des acteurs qui interviennent directement et dès l'origine dans des activités durables. Mais elle s'applique aussi à des acteurs plus traditionnels, parce que leurs projets vont permettre de passer d'un monde complètement carboné vers un monde qui va progressivement se décarboner. Car il ne suffit pas d'un claquement de doigt pour passer d'un monde carboné à un monde propre. La transition va forcément s'inscrire dans le temps et les acteurs traditionnels ont un rôle important à jouer pour l'accompagner.

En revanche, quelle que soit la nature du projet concerné, nous n'intégrons dans cette démarche que les clients qui satisfont nos propres exigences en matière de RSE, tout comme l'ensemble de nos politiques sectorielles.


Certaines ONG estiment qu'il faudrait aller plus vite et que les financiers devraient se montrer plus tranchants vis-à-vis de leurs clients…

Marie-Laure Gastellu (MLG) : C'est un vrai point de divergence. Il y a quelques semaines l'explorateur Mike Horn[2] a déclaré sur une radio nationale[3] que la transition énergétique est une évolution qui ne peut se faire que progressivement et qui va prendre des années. Il faut valoriser tout autant l'accompagnement d'acteurs traditionnels qui s'engagent dans cette transition que les nouveaux entrants, qui partant de zéro, parviennent plus facilement à la cible. Chez Société Générale et dans les banques de manière générale, cela fait longtemps que nous sommes investis dans cette transition énergétique, que nous avons pris au niveau du management de la banque, des engagements quantifiés en matière de montants de financement pour accompagner cette transition[4]. Il est pourtant vrai que certaines ONG pensent que ce changement n'est pas assez rapide et désirent des changements plus radicaux. Tout n'est cependant pas aussi simple : nous avons des engagements que nous tenons parfaitement, par exemple dans la sortie du charbon à horizon 2030, mais il existe d'autres secteurs dont il serait déraisonnable d'imaginer que nous pourrions nous retirer du jour au lendemain.
 

Il existe des réflexions autour du green trade finance dans des instances internationales à la BERD ou l'ICC : comment vous positionnez vous par rapport à ces démarches plus globales ?

SHF : Nous faisons partie de plusieurs groupes de travail dont l'un fait intervenir l'ICC et un autre des institutions multilatérales comme la Banque Asiatique de Développement. Ces groupes de travail ont pour objectif de définir un dénominateur commun de ce qu'est une opération de sustainable trade finance ou de green trade finance. Le trade finance peut faire intervenir des acteurs très variés, dans des secteurs très différents : des petits importateurs d'engrais jusqu'aux gros exportateurs d'avions européens. Fixer une définition dans ce monde avec des acteurs, des activités et des besoins divers, est d'autant plus difficile, contrairement aux marchés de capitaux ou de dette, déjà plus normés.

MLG : Mais ces initiatives transnationales sont importantes parce que c'est aussi grâce à elles que nous allons peut-être réussir à faire émerger des standards autour du green trade finance. Le fait d'être acteur précoce sur ce segment et partie prenante de ces initiatives est aussi une façon de pouvoir participer à l'élaboration de ces standards.


Quelle est l'utilité du projet de taxonomie européenne dans l'établissement des critères d'éligibilité à votre démarche de green trade finance ?

SHF: C'est une des bibles dont nos environnementalistes se servent pour travailler avec nous sur notre contrat cadre. Mais comme je l'ai déjà évoqué, aux bornes de cette taxonomie, il y a certains éléments que nos environnementalistes vont adapter à nos spécificités. Quand nous avons eu de mauvaises expériences dans un secteur ou dans un process industriel particulier, nous pouvons adapter les critères.


Pourquoi avoir lancé cette démarche du green trade finance ?

MLG : A l'origine un de nos clients déjà directement positionné dans les énergies propres nous a dit qu'il était très important pour lui d'apporter la preuve que toutes ses actions, y compris dans sa gestion financière, étaient réalisées avec la préoccupation d'avoir un impact positif sur l'environnement. Sa demande a été un catalyseur pour formaliser notre démarche de green trade finance. Et quand nous avons commencé à en parler à nos autres clients plus traditionnels, ceux-ci ont marqué un très grand intérêt pour que nous les aidions, à travers cette dimension financière du green trade finance, à qualifier certains de leurs projets comme ayant un impact positif sur l'environnement. Nous avons été presque surpris de cet enthousiasme et de la demande ressentie à la fois chez des clients « nouveaux entrants » et chez des clients plus traditionnels.


Quand cette démarche a-t-elle été lancée ?

SHF : Elle a été lancée il y a à peu près 12 mois. Mais cela fait bien plus longtemps que Société Générale intègre des objectifs de développement durable dans ses activités de trade finance, même si les projets concernés ne sont pas toujours éligibles aux critères fixés spécifiquement pour cette démarche structurée de green trade finance. Par exemple, nous accompagnons nos clients pour émettre des garanties dans le cadre de la construction de bateaux qui fonctionnent au gaz naturel liquéfié.  Même si cette transaction ne serait pas éligible au green trade finance, elle réduit substantiellement l'empreinte carbonée des bateaux. Nous restons donc un acteur important sur ce secteur parce que cette évolution va dans le bon sens. Rappelons aussi dans ce registre que Société Générale a signé les principes de Poséidon qui se fixent pour objectif de réduire de 50% les émissions de gaz à effet de serre dans le transport maritime d'ici à 2050. Autre exemple, certains clients construisent des plateformes pour l'industrie pétrolière, mais aujourd'hui ils engagent leur transition énergétique en développant un nouveau business model :  ils vendent leur expertise dans la construction et la gestion d'installations flottantes au secteur de l'énergie renouvelable, notamment pour implanter des éoliennes marines. Malgré le fait que ces entreprises aient une activité à l'origine très carbonée, le fait d'être pro-actif pour concevoir des solutions vertes permet aux garanties que nous émettons pour leur compte d'entrer dans le cadre de notre démarche de green trade finance.

MLG : Il faut faire la distinction entre cette démarche très structurée et très documentée du green trade finance avec ce que nous faisons depuis des années, notamment dans notre activité de project finance qui accompagne des projets ayant des impacts positifs. Si nous examinions notre portefeuille de garanties de marché émises sur les deux ou trois dernières années, nous aurions certainement déjà une part non négligeable de projets d'infrastructure qui contribuent positivement à la protection de la planète.


Avec qui avez-vous signé la première transaction labelisée green trade finance ?

MLG : La première garantie de marché labellisée green trade finance a été délivrée pour un montant de 230 millions d'euros par Société Générale à Madrid, pour Siemens Games Renewable Energy (SGRE), un des plus gros fournisseurs de turbines des parcs éoliens.

Nous avons également identifié un pool de clients potentiellement intéressés par cette démarche et travaillons notamment sur un projet de voitures électriques.


Ces opérations impliquent-elles des contraintes supplémentaires pour le client ?

SHF : L'approche client n'est pas tout à fait la même pour le green trade finance que dans une opération de trade finance classique : cette démarche touche à des sujets importants pour nos clients, et comporte une dimension de conseil très significative. De ce fait nous ne rencontrons pas les mêmes interlocuteurs que dans nos négociations habituelles ; nous sommes souvent face à des directeurs administratifs et financiers pour leur expliquer en quoi cette démarche peut faire du sens pour leur groupe.

Ensuite, il y a en effet quelques contraintes particulières : le client doit définir des indicateurs qu'il faut souvent aller récupérer auprès d'autres équipes industrielles de son entreprise. Cette démarche implique que le client soit transparent et qu'il s'engage, dans la documentation de son projet RSE et sur le fait que ce dernier va permettre d'aboutir à ces indicateurs. Il y a un minimum de due diligence à mener, d'engagement et de transparence, qui complexifient un peu la transaction.

MLG : Cela veut dire aussi que la maturité RSE de l'entreprise doit être relativement élevée pour qu'elle entre dans cette démarche. Ces entreprises sont passées du stade où elles considèrent ces démarches « green » comme contraignantes, chronophages et coûteuses, à celui où celles-ci sont complétement intégrées dans leur offre et leur capacité à se différencier.

SHF : Ces entreprises affichent souvent leur volonté d'être transparente et d'identifier les opérations éligibles dans un contexte de communication financière globale, mais aussi de communication sur certains index comme le Dow Jones sustainability index. Vis-à-vis des investisseurs, elles ne veulent pas se limiter aux deux segments les plus en vue du marché des capitaux et de la dette, entre green bonds et green loans, mais aller au bout de la démarche avec une approche qui concerne tous les aspects de leur financement y compris le trade finance. Sans oublier que les agences de rating, les banques dont Société Générale, développent et valorisent de plus en plus les pratiques RSE dans leur rating.

MLG : La régulation va également aller dans le sens de valoriser l'impact d'une banque ou d'un corporate sur la planète. Aujourd'hui ce n'est pas encore le cas. Mais un certain nombre d'acteurs veulent se mettre en position d'anticiper cette demande. Cela suppose la mise en place de KPI[5], une capacité à analyser ses données. Il est fort probable qu'à terme tant les entreprises que les banques devront être en mesure d'identifier de façon précise dans leurs portefeuilles les projets ou activités qui répondent à tous ces enjeux.

Et si aujourd'hui on parle du green, demain on parlera sans doute positive impact en trade finance.  Les objectifs environnementaux sont qu'une partie de l'impact positif qui inclut également l'éducation, le social, la diversité… Nous faisons aujourd'hui des garanties et des lettres de crédit green avec des critères précis discutés avec nos clients en fonction de leur activité, mais nous pensons que cette démarche s'appliquera dans le futur à d'autres types d'enjeux que l'environnement et la transition énergétique.

 

Interview by E. C.
Source: Banque & Stratégie no. 388, Universwiftnet, Les relations banque-entreprise, 16 février 2020.

[1] « Au nombre de 17, les objectifs de développement durable ont été adoptés en 2015 par l'ensemble des États Membres de l'Organisation des Nations Unies dans le cadre du Programme de développement durable à l'horizon 2030, qui définit un plan sur 15 ans visant à réaliser ces objectifs » Source : www.un.org.

[2] L'explorateur sud-africain Like Horn dont la dernière expédition pour traverser le pôle Nord à ski a rencontré de grandes difficultés dues notamment aux effets du réchauffement climatique et qui ont finalement conduit à son rapatriement d'urgence.

[3] https://www.rtl.fr/actu/debats-societe/ecologie-on-ne-peut-pas-arreter-de-vivre-dit-l-explorateur-mike-horn-sur-rtl-7799969527

[4] La Société Générale s'est fixée un objectif d'une centaine de milliards d'euros à lever en faveur de la transition énergétique ; cela comprend le financement de projets « propres » mais une grande partie consiste aussi à accompagner les clients dans leur propre transition. https://www.societegenerale.com/fr/newsroom/societe-generale-accelere-les-engagements-en-faveur-d-une-transition-ecologique-responsable

[5] Key Performance Indicator : indicateur clé de performance.